Commentaires sur

le Bardo Thodol

 

 

1 - Les enseignements fondamentaux sur lesquels est basé le Bardo Thodol par le Dr Evans-Wentz et le Lama Kazi Dawa Samdup
2 - Résumé de l'ouvrage par le professeur Ralph Stehly
3 - Le phénomène des rêves nocturnes et l'état d'après la mort commentaire sur le Bardo Thodol par Edouard Salim Michaël
4 - Le Bardo Thödol et sa signification dans la vie religieuse tibétaine par Geshé Lobsang Dargyay

Le phénomène des rêves nocturnes et l'état d'après la mort Commentaire sur le Bardo Thodol

par Edouard Salim Michaël

Tel qu’il est ordinairement, l’être humain ne réalise pas à quel point ni de quelle façon la vie et la mort sont étroitement liées. Durant tout le temps qu’il vit dans ce monde, il ne lui vient jamais à l’esprit qu’il est, à chaque instant qui passe, en train de mourir ; de façon similaire, lorsque le moment ultime survient où il lui faut quitter son enveloppe corporelle, au commencement — comme il est dit dans différents traités mystiques —, il ne sait pas qu’il est mort. L’habitude étant très forte, il croit qu’il possède encore son corps physique.

Il arrive si souvent, surtout en Occident où l’intellect prédomine, de rencontrer des chercheurs qui entretiennent l’espoir que, puisqu’ils croient avoir compris intellectuellement en quoi consiste un enseignement spirituel, tout se passera bien pour eux lorsqu’ils quitteront ce monde, et qu’ils pourront sans doute briser le cercle des naissances et des morts, et, ainsi, atteindre la libération.

Afin de mieux saisir ce qui se produit au moment critique de la mort, où la future destinée du défunt est en jeu, il s’avère nécessaire d’établir un parallèle entre certains stades de l’état d’après la mort — tels qu’ils sont décrits dans le Bardo Thodol — et ce qui se passe dans la méditation.

Au tout début de chacune de ses séances de méditation, il se peut que, pour un très court instant, l’aspirant touche un état de conscience très particulier qui lui donne l’impression de n’être qu’une simple vacuité, mais qui est, en réalité, un état de conscience immaculée de la plus haute subtilité et de la plus pure transparence. Cet état de conscience, si inhabituel et si difficile à saisir ordinairement, ne dure au commencement que deux ou trois secondes avant d’être remplacé par un autre état qui, bien que n’étant pas sa condition d’être coutumière, n’est, toutefois, plus le même que celui qu’il a éprouvé en lui initialement.

Faute de comprendre et d’apprécier à sa juste valeur cet état de conscience — qui lui est tellement étranger qu’à première vue, il lui donne l’impression de n’être qu’un vide sans importance —, le chercheur ne peut, par ignorance et manque d’entraînement, trouver la force de s’y maintenir ; il le perd très rapidement et, en dépit du fait qu’il continue de tenter de méditer, il descend à un autre état de conscience en lui qui n’est plus ce qu’il a expérimenté au départ.

Le même phénomène — mais d’une tout autre ampleur — survient chez un être humain lorsqu’il quitte son corps, un phénomène dont les implications se révéleront décisives pour son avenir. Autrement dit, ainsi que l’explique le Bardo Thödol, immédiatement après son départ de ce monde, le défunt est mis face à la Conscience Suprême dans sa pureté originelle. Mais, faute de l’appréhender, il descend à des niveaux d’être de plus en plus bas en lui-même, jusqu’à se trouver perdu dans un monde mental qui se manifeste sous la forme d’un panorama des plus impressionnants, se déployant devant son esprit d’une manière si spectaculaire que, par ignorance et manque de discernement, il le prend pour une réalité.

Pouvoir demeurer dans cet état primordial — que le Bardo Thödol appelle tantôt une «Claire Lumière», tantôt une «Claire Conscience» — représente une prouesse tout à fait hors de l’ordinaire, qui ne peut être que le résultat d’un long et tenace entraînement se traduisant par une pratique intense de la méditation ainsi que de divers exercices de concentration à effectuer aussi bien chez soi que dans la vie active.

C’est précisément grâce à des exercices de concentration spécifiques (comme ceux que j’ai donnés dans plusieurs de mes livres) qui forcent l’aspirant à rester intensément présent pendant leur exécution que celui-ci peut commencer à connaître dans sa vie quotidienne des reprises de conscience très particulières qui lui viennent soudainement après un temps plus ou moins long d’absence intérieure— et dont l’importance échappe généralement aux chercheurs —, des reprises de conscience accompagnées du début d’un éveil intérieur qu’il doit tenter, avec toute sa force, de prolonger pour parvenir un jour à ne plus le perdre. A ces instants qui déterminent ce que sera son avenir, l’aspirant doit comprendre que, tout comme il se trouve devant des choix à effectuer pour pouvoir demeurer dans cet état d’être et de conscience qui lui est inhabituel, de même, après la mort, tous les êtres incarnés se verront placés dans une situation où des choix décisifs leur seront demandés.

A ce propos, le Bardo Thodol ne cesse de souligner qu’après avoir quitté son corps planétaire, à plusieurs reprises, le défunt va se trouver face à deux lumières ou deux couleurs entre lesquelles il lui faudra choisir ; malheureusement, par ignorance et par faiblesse, il ne pourra s’empêcher de se tourner vers celle qui est la plus terne. Ainsi, à moins qu’il ne se soit consacré à une pratique spirituelle assidue de son vivant, il commencera à descendre avec impuissance à des plans d’être et de conscience de plus en plus bas en lui-même, sans être capable de réaliser ce qui lui arrive.

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En récompense de tous les efforts qu’un aspirant aura fournis pour se décoller de lui-même et rester aussi concentré qu’il lui est possible, à la fois durant ses séances de méditation ainsi que lorsqu’il effectue un exercice de concentration spécifique à différentes heures de la journée, de soudaines reprises de conscience lui viendront, par la Grâce, à des moments des plus inattendus (quand il était perdu à lui-même, englouti une fois de plus dans son état habituel d’absence brumeuse), afin de l’éveiller à nouveau, lui rappelant la nécessité impérative qu’il y a pour lui de lutter pour demeurer aussi présent à lui-même intérieurement qu’il le peut, en durée aussi bien qu’en profondeur.

Si, de son vivant, il ne parvient pas à saisir l’importance de la lutte qu’il lui faut mener pour rester dans ce nouvel état d’être et de conscience lorsque celui-ci resurgit soudainement en lui à divers moments de la journée, comment peut-il espérer ne pas se sentir totalement démuni devant la mort lorsqu’elle se dressera devant lui à cette heure suprême pour mettre irrévocablement fin à ses jours et l’entraîner dans un monde où les conditions seront tellement différentes de ce qu’il est habitué à connaître, et qu’il ne sera pas préparé à affronter ?

Il lui faut comprendre que, tout comme il laisse passer et perd ces précieux instants de reprise de conscience qui s’élèvent si inopinément en lui, préférant à son insu se tourner vers les états d’être qui lui sont familiers et ne lui demandent aucun effort, de même, après la mort, il ne pourra trouver en lui la force nécessaire pour saisir les possibilités qui lui seront offertes par la Miséricorde Divine pour s’émanciper de son monde intérieur coutumier ; il préférera porter son regard vers ce qui est symboliquement représenté par des lumières ou des couleurs plus ternes, plutôt que vers celles qui lui apparaîtront plus claires et plus fortes, qui, comme il est dit dans le Bardo Thodol, l’éblouiront et le troubleront.

Il ne pourra ainsi manquer de graviter vers des plans d’être en lui peu souhaitables, devenant la proie de phénomènes fantasmagoriques — de façon quelque peu analogue, mais à une échelle beaucoup plus dramatique, à ce qui lui arrive à chacun de ses sommeils nocturnes, alors qu’il occupe encore son corps planétaire.

Et, d’ailleurs, même de son vivant, un homme non illuminé ne peut éviter d’être la proie de chaque pensée, de chaque désir et de chaque image qui s’élèvent en son esprit, et dont, par ignorance, il ne met jamais en doute la réalité. A chaque instant, il gravite avec impuissance à un lieu psychique qui lui est propre, en fonction de ses désirs, de ses intérêts et de la manière dont il se forge durant le temps qu’il lui est donné de vivre.

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Ainsi que l’explique symboliquement le Livre des Morts Tibétain, il y aura, après la mort, des instants où, pour aider le défunt, la Miséricorde Divine l’interpellera sous forme d’un rappel de cette Conscience Lumineuse qu’il aura pu toucher en lui à certains moments de son vivant, mais, faute d’un manque de pratique sérieuse tant qu’il en avait encore l’opportunité, il lui sera impossible de s’y établir. Il descendra alors irrésistiblement vers des états psychiques toujours plus bas, pris dans un tourbillon de fantasmes phénoménaux dont il ne pourra s’extraire.

Afin de mieux appréhender ce problème, il est vital de ne pas oublier qu’en raison d’une loi incontournable qui régit toute la Création, les énergies dans le monde manifesté cherchent toujours à couler dans la direction qui leur offre la moindre résistance, c’est-à-dire vers le bas. Aussi, un homme non illuminé, qui n’a suivi aucun entraînement spirituel de son vivant, ne pourra, après sa mort, que se trouver totalement impuissant devant cette force d’attraction que la pesanteur exerce dans tous les domaines. Et, même pour quelqu’un qui a consacré sa vie à une pratique spirituelle sérieuse, il ne faut pas hésiter à souligner qu’il lui faudra une volonté surhumaine pour échapper à cette descente après avoir quitté son corps planétaire.

Le chercheur verra, par expériences répétées, combien cet état d’éveil dans lequel il essaie de se maintenir est fragile. A maintes reprises durant ses pratiques de méditation ou ses divers exercices spirituels effectués dans le tourbillon de la vie extérieure, en dépit de tous ses efforts pour tenter de rester éveillé intérieurement, il ne pourra éviter au commencement, et pendant longtemps encore, d’être pris par surprise et de se trouver de nouveau happé par son état d’être et de conscience coutumier, en train de dormir en lui-même et de rêvasser.

Quand l'être humain est plongé dans son sommeil nocturne, il est à la merci de tous les rêves qui s’élèvent en son esprit, que ceux-ci soient plaisants ou cauchemardesques. Lorsqu’il s’éveille le matin, du fait qu’il est à nouveau appelé à répondre aux différentes exigences de la vie extérieure et aux besoins pressants de son corps planétaire, il se trouve, en quelque sorte, à l’abri de ces songes nocturnes — qui l’absorbent durant tout le temps qu’ils se déroulent en son être, et face auxquels il est dans une situation de totale impuissance. Or, après la mort, il n’aura plus son corps physique pour l’occuper ni les incessantes clameurs de la vie extérieure qui, généralement, accaparent toute son attention et tout son intérêt. Il se trouvera alors, comme dans ses rêves nocturnes lorsqu’il était encore en vie, incapable de contrôler les vagabondages confus de son mental, descendant — en fonction de son niveau d’être — de plus en plus bas en lui-même, dans un monde qui ne sera qu’à lui seul, empli d’hallucinations des plus impressionnantes, jusqu’à ce qu’il sombre dans un sommeil salutaire qui lui apportera l’oubli de tous les drames et des fatigues incessantes qu’il aura subis durant son passage dans cette forme d’existence, avant d’être, comme il est dit dans le Bardo Thödol, poussé par les vents du karma, à s’incarner à nouveau — dans l’hypothèse où il est destiné à revenir à la vie sangsarique. Et c’est de cette façon que se perpétue pour lui la ronde des naissances et des morts !

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S’il aspire à s’émanciper de la prison de son petit monde mental illusoire, il faut que le chercheur parvienne à reconnaître en lui un Vide très particulier — qui, contrairement à ce que l’homme du commun peut imaginer, n’est pas un néant, mais est en fait son Essence Primordiale —, et qu’il lutte pour y demeurer, sans redouter cette condition d’être dans laquelle il va inévitablement se retrouver à l’instant monumental de sa mort physique.

Vu son importance capitale pour l’aspirant, il faut revenir sur le fait que ce Vide ou «Shunyata», comme on le dénomme en Inde, consiste en fait en une forme de conscience très particulière, sans aucune commune mesure avec la conscience ordinaire dans laquelle l’homme de la rue passe généralement sa vie. Il s’agit d’une Conscience Immaculée de la plus haute subtilité qui se révèle constituer l’Essence même de l’être humain ainsi qu’un sanctuaire inviolable dans lequel il peut se réfugier, non seulement durant le temps qui lui est imparti de vivre dans ce monde turbulent, mais également après sa mort corporelle.

Physiquement, il lui est impossible d’échapper à la force de la pesanteur qui, dès sa naissance, n’a cessé d’être à l’œuvre, l’attirant à jamais vers le bas, jusqu’au jour où, par une loi inexorable qui régit l’ensemble du monde manifesté, il va finalement perdre son corps ; mais il peut échapper psychiquement à cette force descendante — pour autant qu’il consacre sa vie à cette fin.

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Il faut que l'aspirant comprenne que, de la même manière qu’il n’a aucun contrôle sur ce qui se déroule en lui pendant qu’il est plongé dans ses rêves nocturnes — à savoir que chaque pensée, chaque image et chaque désir qui s’élèvent en lui prennent immédiatement forme en son esprit et lui font croire en leur réalité —, pareillement, après la mort, il sera à la merci des projections incohérentes de son monde psychique. Si, de son vivant, il n’a pas déjà acquis une certaine maîtrise de son mental grâce à des exercices de concentration spécifiques, alors, à cette heure fatidique où il se trouvera seul dans un monde hallucinatoire qu’il ne cessera de fabriquer pour lui-même à son insu, chaque pensée, chaque image et chaque désir qui surgiront en son esprit prendront immédiatement forme en un panorama des plus spectaculaires, et lui feront croire en leur réalité.

L’enseignement du Livre des Morts Tibétain cherche précisément à faire comprendre au défunt l’illusion de l’état mental dans lequel il se trouve après son départ de ce monde. Aussi, l’injonction suivante lui est-elle constamment répétée : «O noblement né, réalise que ces apparitions ne sont que tes propres formes-pensées. Si tu ne les reconnais pas, les lueurs te subjugueront, les sons te rempliront de crainte, les rayons te terrifieront.»

Par ailleurs, n’est-ce pas une constatation inquiétante qu’en dépit du fait qu’il reconnaisse, de façon répétée, en sortant de son sommeil nocturne, que ses songes ne contenaient aucune substance réelle, l’être humain continue pourtant de se laisser emporter chaque nuit par ses rêves et de les accepter, malgré lui, sans les mettre en question ?

Et la vie, ne serait-elle pas aussi une sorte de rêve incompréhensible ? Si tel est le cas, en quoi consiste alors l’illusion et où commence la Réalité ?

Ce sont des questions troublantes devant lesquelles il est impossible de demeurer indifférent.

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En raison de son extrême importance pour l’évolution de l’aspirant à un autre Univers en son être, il faut revenir sur cette mystérieuse Clarté de conscience qui peut se produire en lui au tout début de chacune de ses méditations et qui, malheureusement, passe inaperçue ou reste incomprise de l’écrasante majorité des chercheurs engagés dans une voie spirituelle.

Ce phénomène offre une analogie très frappante avec ce qui se produit immédiatement après la mort, tel que le décrit le Bardo Thödol, à savoir qu’aux tout premiers instants qui suivent la séparation du corps physique, s’élève chez le défunt la «Claire Lumière» — qui peut, pour certains êtres, "ne durer que le temps d’un simple claquement de doigts."
Toutefois, comme, faute d’entraînement de son vivant, le décédé ne La reconnaît pas et est même troublé par cet état, il se met alors à descendre vers un plan d’être et de conscience plus bas en lui-même, ainsi qu’il est spécifié dans ce même traité : «Si le défunt n’a pas reconnu cette Claire Lumière Primordiale, il verra luire la Claire Lumière secondaire.»

Parallèlement, bien qu’un aspirant puisse se croire très sérieux dans ses pratiques spirituelles, du fait que cet état de conscience particulier qui peut s’élever en lui au tout début de chacune de ses séances de méditation, et qui ressemble à un vide inexplicable, échappe à sa compréhension, il le perd rapidement. Aussi, descend-il à son insu à un autre état d’être et de conscience en lui qui, en dépit du fait qu’il ressemble quelque peu à ce qu’il a éprouvé au commencement, n’est déjà toutefois plus le même ; il ne remarque pas que sa vérité initiale s’est évanouie.

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Il s’avère nécessaire pour tout aspirant qui a suffisamment souffert des drames que son état d’être coutumier lui cause et qui aspire à son émancipation de ne jamais oublier que l’être humain n’est et ne peut être qu’une créature d’habitudes ! Ainsi, dès que celui-ci a pensé, dit ou fait quelque chose, une impulsion incontrôlable surgit en lui qui le pousse à vouloir le repenser, le redire ou le refaire. Et, à chaque répétition, s’installent en lui des tendances heureuses ou malheureuses, qui le poursuivront jusqu’à la fin de sa vie et dans le monde d’après !

Tout comme un paysan qui, après avoir labouré sa terre, moissonne ce qu’il a planté, de manière analogue, après la mort, l’être humain ne peut que récolter ce qu’il a semé dans le champ de son être durant le temps qu’il lui a été permis de vivre dans ce monde.

Aussi, il est important de ne pas oublier que ce qui attend un homme non illuminé quand il quittera cette forme d’existence ne différera pas beaucoup en nature de ce qui lui arrive à chacun de ses sommeils nocturnes lorsqu’il est encore en vie, sauf que, comme il a été dit précédemment, les apparitions qui s’élèveront en lui à ces moments dramatiques, issues de toutes les habitudes et des pensées prédominantes qu’il aura, à son insu, enracinées en lui de son vivant, prendront forme de façon si imposante qu’il ne pourra que s’identifier à elles et se perdre dans ce qui se présentera à lui. C’est ainsi que le Bardo Thödol décrit ce processus qui l’attend : «Malgré cette confrontation avec la Claire Lumière, des êtres, rendus incapables d’abandonner leurs habitudes en raison d’une trop longue association avec leurs tendances, (...), sont terrifiés par les sons et les rayons qui surgissent de leur propre esprit et qu’ils ne peuvent contrôler.»

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Il est vital de rappeler ici que, tout comme la Miséricorde Divine tente à plusieurs reprises d’aider le défunt pendant sa  descente vers des plans inférieurs en son être en lui offrant de nouvelles opportunités pour s’émanciper de l’esclavage de son état d’être coutumier, de même, à la suite de toutes les pratiques de méditation que l’aspirant a pu accomplir, il lui vient, par la Grâce, à différents moments de la journée, des reprises de conscience pour qu’il tourne à nouveau son regard vers l’intérieur de lui-même chaque fois qu’il est aspiré vers le dehors et se trouve identifié avec ce que le monde extérieur lui présente.

Il faut souligner que, si le défunt n’a pas effectué, de son vivant, des pratiques de méditation indispensables pour reconnaître, au moins dans une certaine mesure, cette Claire Conscience Éthérée qui est l’État Primordial d’où il a surgi, il ne pourra y parvenir au moment ultime de la mort — sans même parler de demeurer non distrait à ces instants étourdissants, ce qui implique une suprême maîtrise du mental, totalement inconnue à l’homme de la rue !
Le décédé se trouvera plongé dans un état qui lui demeurera totalement incompréhensible et lui donnera même l’impression déroutante de n’être qu’un étrange vide inquiétant, sans circonférence ni centre — un vide dont le Bardo Thödol s’efforce de lui faire comprendre la valeur inestimable : «Ce Vide n’est pas de la nature du vide du néant, mais un Vide dont la vraie nature t’impressionnera et devant lequel ton esprit brille clairement et plus lucidement. Dans l’état où tu existes, tu expérimentes avec une intensité insupportable : Vide et Clarté inséparables... Ne sois pas distrait. La ligne de démarcation entre les Bouddhas et les êtres animés passe ici. »

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Tout comme une chenille qui, en raison de mystérieux souvenirs inconscients génétiquement implantés en son être, est poussée, le moment venu, à tisser son propre cocon dans lequel elle meurt à elle-même, traçant ainsi la direction que prendra son futur destin, de même, l’être humain fabrique à son insu une sorte de cocon psychique, mais qui, contrairement à celui de la chenille (qui offre à celle-ci le moyen d’être transformée en papillon), devient sa prison. Autrement dit, il s’enferme dans ce qu’il s’est accoutumé à éprouver et à connaître, qui conditionnera inévitablement les dernières pensées et les derniers désirs qu’il emmènera avec lui au moment ultime de sa mort, lesquels, à leur tour, détermineront inéluctablement les niveaux d’être et de conscience auxquels il gravitera par la suite.

Vu l’importance de ce qui vient d’être exposé, il s’avère capital pour l’aspirant de réaliser que la manière dont quelqu'un agit durant son séjour sur Terre dépend entièrement de ce que la vie phénoménale signifie pour lui, et décidera des sortes de pensées et de désirs intimes (qu’ils soient spirituels ou ordinaires) qu’il emportera avec lui quand il quittera cette forme d’existence ; de plus, les types de pensées et de désirs qui l’accompagneront détermineront inéluctablement le genre de monde dans lequel il se trouvera après sa mort physique.

Par ailleurs, l’idée du jugement qui suit la mort, tel qu’on l’imagine ordinairement, se base malheureusement sur une incompréhension de la nature de cette Divinité qui punit ou qui récompense. Le défunt ne sera en fait jugé que par la manière dont il aura vécu sa vie et par ce à quoi il l’aura consacrée, déterminant par conséquent ce qu’il sera en lui-même au moment où il quittera ce monde, ainsi que l’état de conscience auquel il ne pourra éviter de graviter à cet instant critique — que cet état soit céleste, banal ou misérable.

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Comme l'être humain est coupé de l’Aspect Lumineux de sa double nature, il demeure insatisfait partout où il va et dans tout ce qu’il accomplit dans la vie. Or, cette incapacité à “ Être” se révélera constituer pour lui une source de souffrances supplémentaires après son départ de ce monde.

En dépit de son sérieux, et sans peut-être qu’il le réalise, ce problème existe en l’aspirant également. S ’il s’examine avec sincérité, il ne manquera pas de s’apercevoir que, dès le départ de sa pratique, il est insidieusement rongé par un sentiment d’impatience qui le pousse à vouloir interrompre sa méditation ou ses divers exercices spirituels pour faire autre chose.

Son mental qui, jusqu’alors, avait joui de tant de liberté pour rêvasser n’aime pas être contraint de rester concentré et commence à faire tout ce qui est en son pouvoir pour le forcer à arrêter ses efforts. Il lui rappelle avec insistance qu’il a extérieurement tant de problèmes à régler d’abord, ou qu’il y a urgence pour soigner sa santé défaillante, ou encore, que les conditions dans lesquelles il se trouve ce jour-là ne sont pas favorables pour un tel travail, etc.
Il lui faut s’efforcer de voir le refus qui se dissimule derrière ces prétextes, sinon il subsistera toujours en lui un conflit caché tandis qu’il essaiera de se concentrer, et ses efforts, qui demeureront tièdes, ne pourront le conduire à la découverte de l’Aspect Transcendant de son être, qui attend de lui qu’il Le reconnaisse.

Si, tandis qu’il porte encore son corps mortel, l’aspirant n’est pas parvenu à reconnaître cet état lumineux en lui-même et n’est pas arrivé à se familiariser avec lui — ne serait-ce même qu’un peu —, il ne lui sera plus possible de le comprendre après avoir quitté sa forme corporelle, comme le rappelle le Livre des Morts Tibétain : «Jusqu’à présent, tu as été incapable de reconnaître le Chonyid Bardo (La Claire Lumière), et ainsi tu as été contraint d’errer vers le bas jusqu’ici. Si, maintenant, tu veux être capable de tenir fermement à la Vérité Suprême, il te faut demeurer sans distraction dans l’état de non-agir, de non-tenir, de la Vacuité Primordiale, non obscurcie et brillante de ton propre esprit (...), ceci est d’une grande importance. Ne sois pas distrait.»

Ce n’est que lorsqu’il apprendra à être de plus en plus présent à lui-même et relié intérieurement à l’aspect supérieur de sa nature dans le courant de la vie active — et pas seulement durant le temps qu’il consacre à sa méditation —, que le chercheur pratiquera alors, inévitablement, le détachement indispensable de son état d’être ordinaire et du monde existentiel, se préparant ainsi, autant que faire se peut, à affronter ce qui l’attend après la mort.

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L’effort que l'aspirant doit fournir pour demeurer concentré, bien que ferme, doit être tranquille et abordé avec intelligence. En d’autres termes, l’intensité de cet effort doit être juste, afin de ne pas interférer avec l’action éventuelle d’une force supérieure qui peut commencer à se manifester en lui pour l’aider.

Au début de ce travail inhabituel sur lui-même, il ne manquera pas de constater, à son grand chagrin, qu’à peine est-il parvenu à toucher un état de conscience plus lumineux en lui pendant sa méditation que son sentiment et son état d’être coutumiers surgissent une fois encore pour l’engloutir. Et même si, après des efforts tenaces et répétés, il arrive à trouver suffisamment de force pour rester plus longtemps dans cet état de conscience qui est nouveau pour lui, il verra de façon indéniable qu’il lui est difficile d’en garder la qualité dans toute sa pureté pour plus d’un court instant, et qu’avant qu’il n’ait remarqué ce qui lui arrive, cet aspect supérieur de sa nature aura recommencé à être mêlé à son état ordinaire d’être et de se sentir.

Il en viendra à voir que c’est toujours le changement de direction de son intérêt qui cause sa chute. Il réalisera alors avec douleur qu’il reste encore divisé en lui-même et tiraillé entre l’Aspect Supérieur de son être (qui ne cesse de l’appeler intérieurement) et le monde des sens qui continue d’exercer son emprise sur sa psyché. Il comprendra ainsi que, sans la maîtrise de son mental et de sa tendance à l’inertie, il ne peut que demeurer à la merci de son moi profane et de tout ce qui l’assaille de l’extérieur.

Cette instabilité de son mental se révélera être une plus grande source de souffrance après sa mort. A ce propos, on trouve dans le Bardo Thödol l’injonction suivante adressée au défunt : «O noblement né, ton intellect présent dans l’Etat Intermédiaire, ne dépendant d’aucun objet ferme, étant de peu de poids, et en mouvement perpétuel, toute pensée qui te viendra maintenant prendra grande force.»

Et, à un autre endroit de ce même livre, il lui est rappelé : «Tout ce que tu peux désirer viendra défiler devant toi... Ne sois pas distrait. La ligne limite entre la montée et la descente passe ici. Si tu te laisses aller à l’indécision, même une seconde, tu auras à souffrir long, longtemps. C’est le moment. Tiens bon à une volonté unique.»

Combien ces paroles qui sont adressées au défunt doivent-elles être considérées par le chercheur comme un précieux enseignement qui lui est envoyé par la Grâce afin que, pendant qu’il est encore en vie, il puisse se préparer pour cette heure monumentale qui l’attend !

Il faut lui rappeler une dernière fois de ne pas perdre son temps à nourrir des imaginations stériles sur ce qu’il croit être l’illumination et la libération ; il doit s’éveiller à la réalité de la précarité de la vie humaine et commencer à fournir les efforts indispensables pour arriver à reconnaître en lui un tout autre état d’être et de conscience, qui, en fait, constitue les prémices de l’illumination — laquelle est véritablement pour lui, une question de vie ou de mort.

Ce n’est que par une lutte constante (qui peut, selon son niveau d’être, durer toute sa vie) pour demeurer relié à cet autre état de conscience en lui — une subtile conscience éthérée avec laquelle il devra s’être déjà familiarisé — qu’il pourra espérer parvenir à rester ferme et non distrait à cet instant fatidique où il sera appelé à quitter le monde des sens.

Le fait d’avoir reconnu cette Conscience Immaculée en lui comme étant la Source Sainte d’où il a surgi originellement représente pour l’aspirant l’espoir d’être un jour délivré du cachot sombre du monde des sens dont il est prisonnier depuis des temps immémoriaux et, par là même, de commencer à ne plus être l’esclave de son être inférieur et de la dualité — qui tous deux sont la cause première de toute la souffrance qu’il n’a cessé de subir dans cette forme d’existence.

La découverte de l’Aspect Transcendant de sa nature signifiera pour lui l’étonnante perspective d’arriver à vaincre la mort elle-même, car cette révélation capitale lui aura permis de reconnaître dans quel sens elle est une illusion ; en effet, elle ne peut exercer sa loi que sur l’aspect manifesté de lui-même et non sur l’Ineffable qu’il porte en son être, qui est non tangible et, par conséquent, indestructible !

 

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